La conquête
C’est du Port du Venasque que la Maladeta apparaît le plus en beauté. Absorbé par l’effort de la montée, le randonneur est encore tout à son effort et à sa sueur, quand, une fois franchie la porte étroite du col, il reçoit en pleine figure la vision d’une masse laiteuse barrant l’horizon. Certains en oublient même de poser leur sac. Elle semble culminer en son centre, mais ce n’est là qu’un simple effet d’optique. Le plus haut sommet de cette barrière de neige et de pierre mêlée se trouve à gauche et a pour nom « Aneto. »
Pour les ascensionnistes du toit des Pyrénées, une profonde vallée sépare l’entaille de Vénasque du but suprême. La seule pensée de devoir descendre pour remonter en face peut conduire le moral à descendre dans les chaussettes.
En contre bas du col, la présence de ruines intriguent les curieux. Elles sont les restes vénérables de l’Auberge de Catallud, du nom de son tenancier. Les montagnards y étaient toujours bien accueillis. Le sort des touristes était moins enviable. Pressés comme des citrons, ils devaient même s’acquitter d’un péage pour monter au Pic de Sauvegarde, dont l’aubergiste avait fait construire le sentier à ses frais.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le Mont Perdu a longtemps été considéré comme le plus haut sommet des Pyrénées.
Il faudra attendre les mesures effectuées en 1813 par Henri Reboul de Pezenas et Jacques Vidal de Mirepoix pour que l’Aneto soit rétabli dans ses droits de point culminant. Les deux hommes, chargés de réaliser le nivellement de la France, lui attribueront la cote de 3481 m ainsi que le nom de Néthou pour cause de transcription phonétique erronée du village d’Aneto situé sur le versant Sud.
La compétition pour la conquête du sommet de la Maladeta va commencer d’étrange et comique façon, au Mont Perdu, 30 ans avant la première officielle.
Une histoire de jalousie et de basse vengeance est à l’origine d’une pratique inédite : « la première par procuration ».
Le 11 août 1797, le célèbre Ramond de Carbonnières et Philippe Picot de Lapeyrouse, éminent botaniste toulousain, projettent l’ascension du Mont perdu. Une profonde controverse sur « l’âge primitif des calcaires de la zone centrale », oppose les deux scientifiques. Affaibli par une détention forcée de 18 mois, Lapeyrouse se voit contraint de renoncer dans le couloir de Tuquerouye. Ramond identifie au lac glacé des fossiles qui confortent ses thèses.
Une haine sans merci va s’emparer de l’infortuné Lapeyrouse.
Ayant eu vent d’une tentative ratée de Ramond de faire la première de la Maladeta, il n’aura de cesse que de la réussir avant son rival.
Ne pouvant s’atteler lui-même à l’entreprise pour cause de santé défaillante, il envoie à sa place son jardinier Ferrières, excellent montagnard par ailleurs. Pierre Barreau, l’un des meilleurs guides de Luchon, l’accompagne. Les difficultés sont telles que les deux hommes doivent renoncer.
Deuxième essai le 8 octobre 1802.
Cette fois c’est Pierre Louis Antoine Cordier d’Abbeville,brillant ingénieur des mines, accompagné d’un jeune écrivain danois qui prend à sa place le chemin du port de Vénasque avec sur ses épaules (en plus de son sac), l’honneur bafoué de Lapeyrouse. Leurs ambitions sont stoppées net par un stupide mal des montagnes que le Danois du plat pays contracte du côté du Portillon.
Ni Ramond, ni Lapeyrouse ne sortiront vainqueurs de cet étrange combat à fleurets mouchetés.
Un alpiniste allemand les mettra d’accord le 28 sept 1817.
Ce jour-là, Friedrich Von Parrot et Pierre Barreau foulent le sommet tant convoité de la Maladeta, non sans avoir au préalable surmonté de grandes difficultés au niveau de la rimaye sommitale.
Le 11 août 1824, Pierre Barreau, au firmament sa gloire disparaît dans une crevasse en tentant de renouveler l’ascension. Malgré son âge avancé, 67 ans, l’homme avait la réputation d’être le meilleur des guides de Luchon. Mais en ce temps-là la corde n’était pas d’usage courant. Seul un bâton ferré et le flair montagnard permettaient de déceler le danger sournois des ponts de neige. Malheureusement, en ce jour funeste, le flair de Barreau fait défaut. Le glacier ne rendra son corps qu’en 1931, soit 107 ans plus tard après un parcours d’un kilomètre et demi dans les entrailles du glacier.
L’électrochoc est immense.
Une crainte viscérale des glaciers s’empare du monde de la montagne.
Longtemps, les guides Luchonnais déboulant au port de Vénasque déclamaient haut et fort à leurs clients terrifiés « Il est là le pauvre Barreau ! ».
Cet épisode tragique crédite le massif d’une réputation de tueur. Elle stoppera pendant 25 ans la conquête des Monts Maudits.
L’Aneto reste toujours invaincu jusqu’au 20 juillet 1842.
Ce jour-là, deux hommes unissent leurs efforts pour « le faire tomber ». Le premier, Platon de Tchihatcheff est un officier russe. Le second, Albert Belhomme de Franqueville, normand de son état, herborise dans les Pyrénées. Tous deux rêvent du Néthou et le hasard provoque leur rencontre.
Le 18, ils se mettent en chemin et passent la nuit dans un abri sommaire au niveau de la Rencluse. Le lendemain, leurs guides, toujours traumatisés par l’accident de Barreau, sont réticents à traverser le glacier. Ils leur imposent un long détour par le versant Sud.
Nouvelle nuit dans un abri de fortune, quelque part dans la vallée de Malibierne.
Dès potron-minet, Platon sonne le réveil et la caravane s’ébranle en direction du col Coroné. Le parcours est raide et exposé.
Pour couronner le tout le brouillard et le vent se mettent de la partie.
À la faveur d’une éclaircie, alors que le sommet apparaît, une ultime difficulté se dresse devant eux : « une cime aigüe, décharnée, libre de toute neige, bordée de précipices profonds des 2 côtés ». Dans une envolée lyrique, Franqueville baptisera le passage « Pont de Mahomet ». Une fois l’obstacle franchi, c’est l’extase du sommet. Tchihatcheff parle de cet instant comme « d’un moment de triomphe. Nous foulions un sol où nulle trace n’indiquait le passage de l’homme, et nous l’avions peut-être acquis au risque de notre vie. ../… Nous restâmes quarante minutes sur la cime, épiant avec avidité la moindre éclaircie de brouillard, pour voir se dérouler sous nos pieds un des plus beaux spectacles de la création ».
Quatre jours plus tard le Russe réédite l’exploit en traversant le glacier au plus droit, indiquant de fait la voie normale aux générations futures.
Les grands sommets n’étant plus à conquérir, vient le temps des hivernales.
Roger de Monts, et son guide Barthélemy Courrège, dit Nieou, atteignent le sommet le 01 Mars 1879 en compagnie de B. et V. Paget. Ils s’octroient ainsi la première hivernale du toit des Pyrénées.
Alors que tout semble consommé, un nouvel outil va relancer l’intérêt du pyrénéisme.
Il s’agit du ski dont un prototype fait son apparition à Gourette en 1903. Louis Robach est un de ces précurseurs attiré par la perspective de nouveaux exploits. Suite à la première ascension du Mont blanc à ski, il écrit aussitôt à son ami Falisse : « On vient de faire la première du Mont Blanc à ski, je compte sur vous pour le Néthou ». Sitôt dit sitôt fait, le 4 avril 1904, les deux compères passent le port de Vénasque en compagnie de 3 amis sur de curieuses planches de bois. Ils font étape à l’auberge de Cabellud. Le lendemain à 2H du mat, la neige crisse au clair de lune et à 10H ils foulent le sommet de l’Aneto.
Petites histoires dans la grande histoire.
Hasard ou fatalité, en 1876, Henri Russel faillit tomber dans la même crevasse que Barreau. La perte de son fidèle bâton lui causa une tristesse infinie.
Tout le monde connaît le célèbre passage du « Pont de Mahomet » qui défend l’accès au sommet du Néthou en ce demandant bien ce que le prophète serait bien venu faire ici. Il a été baptisé ainsi par Franqueville en référence à l’entrée du paradis musulman où un pont effilé comme le tranchant d’un cimeterre ne permet qu’aux justes de passer précipitant les autres ans le vide. Bien vu. Louis Falisse créera à Pau un atelier de fabrication de ski sous la marque « isard », ouvrant ainsi au plus grand nombre la montagne hivernale.
Par Gérard Caubet